Le recensement des ethnies
Dans la revue Pour la science de mars 2007, sous la plume de Alain Blum, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et de France Guérin-Pace, chargée de recherches à l’institut national d’études démographiques (INED), la question régulièrement posée dans les médias du recensement des ethnies est posée. Pour les deux auteurs, la « démarche est infondée et risquée ». Moi-même directrice d’une école dans un secteur très cosmopolite, j’ai dû noter pendant longtemps, dès l’inscription, l’origine de l’enfant. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de me heurter à l’opposition de parents, opposition qui, explicitée, m’a éclairée sur l’impossibilité, voire l’inutilité de catégoriser de cette façon l’origine des populations. J’y reviendrai plus loin avec plus de détails.
Reprenons l’article de Pour la science. Les auteurs commencent par présenter la consultation publique ouverte par la CNIL : faut-il modifier ou non la loi qui interdit de collecter et traiter des renseignements qui révèlent l’origine raciale ou ethnique des individus ? Les politiques se sont emparés du sujet, pensant mieux lutter contre les discriminations après avoir recensé les éventuelles victimes. Les individus interrogés sur leur ethnie avancent pourtant leur identité avec force nuances qui empêchent toute catégorisation. « De quel groupe ethnique êtes-vous ? » La question est-elle géographique, sociale, culturelle ? Concerne-t-elle l’apparence ? Tout cela en même temps, et sans rien séparer !, pourrait-on répondre. Les auteurs soulignent avec raison combien les réponses seront forcément éloignées de ce qu’attend l’enquêteur. Car il y a là un obstacle majeur : l’enquêteur a établi en amont une catégorisation arbitraire, dans laquelle tout le monde devra entrer, alors que « l’ethnicité est le croisement, la rencontre, de caractères de natures très diverses ». Les auteurs se disent que ce recensement arbitraire peut tout aussi bien donner lieu à des politiques de discriminations positives qu’à des discriminations négatives. Les ethnies identifiées, même erronées, pourront toujours et mieux encore – puisque officiellement objectivées – se retrouver opprimées. De plus, les auteurs précisent qu'il existe déjà des études sociologiques qui suivent les individus dans leur évolution biographique, rendant bien compte de leur parcours, même si il est variable.
J’ai éprouvé ces difficultés dans mon école, face à une population très diversifiée. Dans le logiciel de direction dans lequel j’effectue les inscriptions d’élèves, un menu déroulant suggère des pays d’origine. Sauf si j’ai en main un livret de famille étranger, il me faut alors demander aux parents. Un jour une maman turque a protesté devant ma question en me disant : « Nous avons fait les démarches pour la naturalisation française, laquelle a été acceptée, et j’attends les papiers d’un jour à l’autre. » Cette maman ne ressentait pas l’utilité de délivrer le nom de son pays d’origine, pour son enfant qu’elle voulait voir intégré à la France dans les meilleures conditions. Une autre m’a dit un jour : « Si mon mari est Mauricien, moi je suis de la Réunion, donc française de plus longue date que le département où vous et moi habitons actuellement » Elle non plus ne voyait pas d’utilité, ni de bienfait, à classifier son enfant né en France. Elles ont toutes raison : elles m’ont montré que le pays d’origine lui-même est parfois multiple, par la mère, par le père, mais aussi, et c’est le plus important, par le désir d’appartenance que l’individu manifeste.
Alors, si même le pays d’origine est difficile à attribuer à un individu, et soulève des protestations chez les personnes concernées, que dire de la définition d’une ethnie ? Plus floue, plus dense en émotion identitaire, plus riche encore que la nationalité, elle ne se laissera pas cerner, ni tenir en laisse.
Mais je terminerai par une note optimiste : dans le dernier questionnaire sur les statistiques de population scolaire, envoyé aux écoles par l’Inspection académique à chaque automne, et que les directeurs d’écoles doivent remplir, la colonne « Pays d’origine » avait disparu !