Une souris dans la Lune
Cette anecdote me fait penser que La Fontaine avait déjà démystifié ce type de biais cognitif qui donne prise aux interprétations magiques, dans une fable qui raconte comment une souris qui se promène dans un tube de télescope peut faire croire à une lune habitée…
Nous en avons retenu la fameuse phrase devenue maxime : « Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse : la raison décide en maîtresse. » La formule est percutante et efficace, mais son contexte est tellement plus pédagogique et plus complet !
Voici donc le texte intégral de « Un animal dans la lune » (fable 18 du livre septième). Vous saurez en apprécier toute l’élégance et la finesse :
Un animal dans la lune
Pendant qu’un philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont,
Tant sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi, si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
J’aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyois là-haut dans son séjour,
Que seroit-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés ma main le détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur :
Je le rends immobile ; et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l’apparence,
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m’apporter le son.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être ? Non. D’où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune n’a nulle part sa surface unie :
Montueuse en de sleiux, en d’autres aplanie,
L’ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un homme, un bœuf, un éléphant.
Naguère l’Angleterre y vit chose pareille.
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille.
Il étoit arrivé là-haut un changement
Qui présageoit sans doute un grand événement.
Savoit-on si la guerre entre tant d epuissances
N’en étoit point l’effet ? Le Monarque accourut :
Il favorise en roi ces hautes connoissances.
Le monstre dans la lune à son tour lui parut.
C’étoit une souris cachée entre les verres ;
Dans la lunette étoit la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux ! Quand pourront les François
Se donner, comme vous, entiers à ces empois ?
Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire :
C’est à nos ennemis de craindre les combats,
À nous de les chercher, certains que la Victoire,
Amante de Louis, suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire.
Même les Filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés ; nous goûtons des plaisirs :
La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir ; il sauroit dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l’Angleterre
À ces jeux qu’en repos elle voit aujourd’hui.
Cependant s’il pouvoit apaiser la querelle,
Que d’encens ! Est-il rien de plus digne de lui ?
La carrière d’Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des césars ?
O peuple trop heureux ! Quand la paix viendra-t-elle ?
Nous rendre, comme vous, tout entier aux beaux-arts ?
Jean de La Fontaine